8
Auprès des élégants jets des P. D.G., le Catlin M-200 ressemble un peu à un crapaud volant. Mais bien qu’il vole moins vite, il a une qualité que n’ont pas les autres appareils de sa taille ; le Catlin a été conçu pour atterrir et décoller d’endroits impossibles en emportant une cargaison deux fois plus lourde que lui-même.
Le soleil brille sur la peinture aigue-marine du fuselage lorsque le pilote vire adroitement pour poser l’appareil sur l’étroite bande d’asphalte de l’aérodrome de Lake County, près de Leadville. Le Catlin s’arrête brusquement à près de 600 mètres du bout de la piste, il tourne et roule vers l’endroit où Pitt et Steiger attendent. A mesure qu’il s’approche, on distingue de plus en plus clairement le sigle NUMA sur le flanc du fuselage. Le petit appareil s’arrête. On coupe les moteurs et, une minute plus tard, le pilote descend et vient vers les deux hommes.
— Je ne sais pas comment te remercier, mon pote, lance-t-il avec une grimace à Pitt.
— Pourquoi ? Pour une agréable excursion tous frais payés dans les Rockies ?
— Non, pour m’avoir arraché du plumard et des bras d’une rouquine incendiaire au milieu de la nuit à Washington afin de charger mon appareil d’un tas de trucs et de les transporter ici.
— Colonel Abe Steiger, dit Pitt, puis-je vous présenter Al Giordino, mon assistant intermittent et le râleur breveté de la National Underwater and Marine Agency ?
Giordino et Steiger se toisent comme deux boxeurs avant le premier coup de gong. Si l’on ne tient pas compte du crâne rasé et du visage sémite de Steiger, du malicieux sourire et de la brune tignasse frisée de Giordino, on les prendrait pour deux frères. Ils sont bâtis sur le même modèle : taille, poids et jusqu’à la musculature qui surtend leurs vêtements ; ils semblent sortir du même moule. Giordino tend la main.
— Colonel, j’espère que nous serons toujours du même avis.
— Et moi aussi, dit Steiger avec un cordial sourire.
— As-tu apporté le matériel que j’ai demandé ? coupe Pitt.
— Il a fallu que je fasse ça en douce… Si jamais l’amiral entend parler de ce petit divertissement clandestin, il prendra sûrement un de ses célèbres coups de sang.
— L’amiral ? interroge Steiger. Je ne vois pas ce que la Marine vient faire là-dedans.
— Pas question de la Marine, colonel. Il se trouve que l’amiral James Sandecker – à la retraite – est le directeur général de la NUMA. Il a par ailleurs le complexe d’Harpagon : il a horreur des dépenses qui ne figurent pas dans le budget annuel de l’agence.
Steiger hausse les sourcils en comprenant ce qui se passe.
— Vous voulez dire que vous avez demandé à Giordino de faire traverser la moitié du pays à un avion du gouvernement, aux frais du gouvernement, et cela, sans autorisation, sans parler du matériel chapardé ?
— C’est un peu ça, en effet.
— Et nous faisons ça avec un art ! dit Giordino imperturbable.
— Ça économise un temps fou, explique Pitt avec flegme. Les tracasseries administratives sont tellement casse-pieds.
— Ce n’est pas croyable, souffle doucement Steiger. Je passerai sans doute en conseil de guerre comme complice.
— Pas si nous nous en tirons, dit Pitt. Et maintenant, si vous voulez bien tous les deux sortir la cargaison, je vais amener la jeep jusqu’à l’avion.
Là-dessus, il s’en va vers le parking. Steiger le regarde s’éloigner, puis il se tourne vers Giordino.
— Il y a longtemps que vous le connaissez ?
— Depuis la première. J’étais la terreur de la classe. Quand Dirk, dont les parents venaient de s’installer dans le quartier, est arrivé la première fois à l’école, je lui ai solidement tanné le cuir.
— Pour lui montrer qui était le patron ?
— Pas tout à fait, dit Giordino en ouvrant la porte de la soute. Quand j’ai eu fini de lui bosseler le nez et de lui boucher un œil, il s’est relevé et m’a donné un coup de botte entre les jambes. J’ai boité pendant plus de huit jours.
— D’après ce que vous dites, il serait assez teigneux ?
— Disons plutôt que Pitt a du courage plein les tripes, de l’astuce plein le crâne et un chic extraordinaire pour pulvériser tout obstacle, fait ou non de main d’homme, qui se trouve sur sa route. Il a un faible pour les gosses et les animaux, et il aide les vieilles dames à traverser la rue. A ma connaissance, il n’a jamais chipé un cent de sa vie ni utilisé son talent à des fins personnelles. Et par-dessus tout, c’est un sacré brave type.
— Vous ne croyez pas qu’il va un peu loin ce coup-ci
— Vous parlez de sa croyance dans un avion inexistant ?
Steiger acquiesce d’un signe de tête.
— Eh bien, si Pitt vous dit que le Père Noël existe, mettez vos souliers devant la cheminée, parce qu’il a sûrement raison.